Carnets de voyage
25 août 2023
Le Mur de Berlin
Année 1978, je me rends à Berlin Est pour un projet de traitement de charbon mené par un groupe français.
Amené depuis l’aéroport dans une voiture de l’ambassade de France, je n’ai aucun souvenir marquant de ce premier passage du Mur de Berlin.
Après une journée en réunion et une nuit banale dans un hôtel propre et sans âme, me voilà dans la rue pour repasser à l’Ouest, à pied. Je marche au milieu du flot des Berlinois qui, en cette heure matinale, rejoignent en nombre et en silence les lieux de leur travail. Je me souviens, en fonds de décor, d’une église très abimée à proximité
En costume cravate et sans manteau malgré le temps maussade, portant une petite valise en box clair, Je dénote radicalement au milieu des tenues sombres et tristounettes de ceux qui m’entourent.
J’ai moins d’un kilomètre à parcourir pour atteindre le poste frontière. Monte très vite en moi le sentiment pesant d’incarner la monstrueuse injustice distinguant les hommes libres comme moi d’aller où bon leur semble et, les autres, prisonniers d’un rideau de fer auquel ils ne peuvent échapper sans risquer leur vie.
Parvenu à la hauteur du poste frontière, je sors du flot humain pour arpenter seul le terrain dégagé de tout obstacle, hormis les grilles et les miradors lourdement armés.
Je ne peux m’empêcher d’imaginer ce que peuvent être les pensées de ceux que je viens de quitter sur le trottoir.
Je chemine entre deux rangs de grilles et de barbelés jusqu’au guichet du poste frontière. Le contrôle de mes papiers ne me semble pas plus inquisiteur que dans un aéroport courant. Je trouve même les Vopos plutôt aimables.
Passé le contrôle, il reste quelques mètres à franchir jusqu’au mur. Je ne saurais le décrire, n’ayant pas le cœur à observer les détails de construction de ce mur de la honte comme je l’aurais fait du porche d’un monument à visiter : je me retrouve, juste après le passage, marchant seul dans une rue calme et peu construite ; à quelques dizaines de mètres, deux G.I.s bavardent devant leur guérite sous le drapeau U.S.
Je suis à check point Charlie. Je sors mon passeport qui ne les intéresse en rien. Ils m’expliquent que côté Ouest, il n’existe pas de frontière.
Je récupère un taxi pour rejoindre l’aéroport et rentrer en France. Après 24h à l’Est, me voilà revenu dans le monde libre.
40 ans après, le souvenir est intact.
Plus tard dans l’Allemagne réunifiée, des collègues m’ont expliqué qu’ils regrettaient la sécurité et l’absence de stress face aux besoins de logement, d’éducation, de travail et de sport que l’Allemagne de l’Est leur offrait, dans le monde d’avant.
Sur la route de Ziar nad Hronom
1979, le congrès pluriannuel du VAMI, l’Institut de l’Aluminum d’URSS, se tient cette année à Ziar nad Hronom, en Tchécoslovaquie, là où a été construite la seule usine d’aluminum primaire du pays.
Après une nuit à Vienne, en Autriche, je roule en voiture de location jusqu’à la frontière, proche de Bratislava, avant de franchir le Danube.
Le passage du poste frontière lourdement gardé ne me laisse aucun souvenir particulier.
Le congrès rassemble au maximum une cinquante de personnes, tous du bloc de l’Est, à l’exception d’une poignée de représentants de l’Ouest, dont, par un hasard surprenant, ma professeure d’électrochimie de l’école d’ingénieurs de Grenoble quittée huit ans plus tôt.
Souvenir marquant de ce congrès, l’attitude joyeuse de la délégation polonaise qui vit le réveil d’une nation au vent de liberté né de l’arrivée de Jean-Paul II au Vatican et du mouvement mené par Lech Valesa. Je ne peux oublier le groupe de Polonais très éméchés, le soir du dîner de gala, avec l’un d’eux tapant violemment sur l’épaule du très respecté Directeur du Vami avec un « Hello Big Brother » suivi d’une phrase certainement très provocatrice où j’ai compris qu’il parlait de « Jean-Paul ». La révolution était en marche…
Autre souvenir, un petit groupe d’étudiantes en commerce international d’un institut de Bratislava, m’expliquant leur formation, dans laquelle, la langue anglaise était exclue !
Dernier souvenir : la visite de l’usine ne pouvait cacher les flots de fumées sombres sortant par les ventelles des bâtiments de production, je n’avais vu l’équivalent, curieusement, qu’aux Etats-Unis, puis ce serait plus tard, en Chine. Ces fumées chargées en goudron et autres produits carbonés étaient connues pour être très cancérigènes. Une des spécialités de mon activité était, en combinaison avec d’autres grandes innovations technologiques, de les éliminer.
Le congrès terminé, je reprends la route de Vienne. En approchant de la frontière, je roule à faible allure juste derrière un bus, pendant un moment, sur une petit route de campagne. A l’arrière du bus, plusieurs personnes m’observent d’un air que je trouve songeur. Ma plaque autrichienne, le type de voiture et ma tenue ne peuvent laisser aucun doute sur le monde d’où je viens. Remonte alors, comme à Berlin un an plus tôt, ce lourd sentiment d’injustice face à des gens prisonniers du rideau de fer. Je suis le privilégié qui, dans un quart d’heure, aura rejoint le monde libre.
Je finis par quitter le bus pour emprunter une route en corniche, parallèle à l’autre, grillagée et équipée de miradors, pour atteindre le poste frontière. Cette atmosphère de zone très surveillée par des militaires s’avère très pesante, même si je n’ai aucun doute sur ma facilité à franchir la frontière.
Les sentiments mêlés et pesants d’injustice, de tristesse et presque de culpabilité ne me quittent pas avant des kilomètres sur les routes de campagne autrichiennes menant à Vienne.