La grande bleue
26 août 1989
26 août 1989, après une traversée continent-Corse tranquille, je viens de passer une dizaine de jours à naviguer en Corse avec quatre petits-cousins et cousines de 18/21 ans et une de leurs amies. Planche à voile, pêche, bain et détente totale dans la bonne humeur, nous sommes tous en pleine forme, le jour est venu de mettre le cap sur Hyères, port d’attache du bateau, pour rejoindre ensuite Marseille où je passe un entretien d’embauche dans quelques jours.
Le voilier est le Dufour 4800 de mon frère ainé, un bon voilier de croisière de 10,65 mètres qui marche très bien. J’ai pris la météo marine sur la radio du bord, un de mes frères resté dans le Var m’a communiqué le bulletin pris sur le Minitel, il est le même:
sur Ouest-Corse et Est-Provence, vent d’Ouest à Sud-Ouest 10 à 20 noeuds localement 25 -nuit du 26 au 27: 5 à 15 noeuds – un peu de vent d’Est se lèvera en arrivant sur la côte
soit un temps parfait pour les 130 miles au cap 307 jusqu’aux Iles d’Hyères.
Départ de Cala d’Orzu au Sud d’Ajaccio à 5h du matin, j’avale un morceau de pain avec un verre d’eau, le petit déjeuner attendra le réveil des troupes, nous taillons la route au moteur, calme plat.
Au boût de quelques heures le vent monte et monte encore, la mer se creuse, étrange par rapport à la météo !? nous poursuivons notre route. Je suis seul dehors, puis avec Stéphane, mieux amariné que les autres ; ils nous rejoignent parfois, pour quelques instants dans le cockpit, le temps d’évacuer leur mal de mer par dessus bord.
Vers midi, ma cousine, mère d’un frère et d’une soeur de l’équipe, appelle sur le téléphone du bord : elle est en vacances à Propiano où les volets de la maison claquent violemment sous les coups de boutoir du mistral levé dans la matinée ; elle panique et s’inquiète pour nous. Sa fille Caroline la rassure, lui racontant qu’à bord tout est calme, alors que le carré est déja en sacré bazar et le vent bien établi.
Au boût d’une dizaine d’heures sans l’avoir lachée, je passe la barre à Stéphane ; quelques minutes plus tard, déchirure dans la voile, nous prenons un ris de plus pour protéger la toile.
En fin de journée, nous marchons avec voile et moteur pour gérer la houle très forte par rapport au vent qui doit osciller entre 25 et 35 noeuds.
Nous navigons au près, pas trop serré, pour passer la houle ; les creux doivent être d’au moins 4 ou 5 mètres ; ils nous donnent le sentiment d’escalader des pentes avant de replonger, derrière, dans la vallée ; chaque passage de crête se transforme en choc brutal sur la coque ou en grand coup de gite, avec, parfois, le plaisir d’une glissade en douceur.
Le vent génère des projections d’eau cinglantes et permanentes dans le visage . Soucieux de pouvoir voir vers l’avant et anticiper au mieux la houle, je me protège les yeux tant bien que mal, tenant à la main au plus près le bord de la capuche de mon ciré.
A l’époque, pas de GPS, ni de Loran et pas question de faire le point avec la radio gonio dans cette houle, nous navigons à l’estime, cap sur Porquerolles.
La nuit est tombée, sans lune, j’apperçois des incendies au loin sur le continent. Je demande d’écouter la radio pour savoir où sont ces feux qui pourraient nous confirmer notre position approximative.
Il doit être deux heures du matin, toujours avec ces feux au loin ; soudain, tout s’éclaire à courte distance devant nous : nous nous retrouvons devant un groupe de bateaux de la Marine Nationale à l’arrêt qui, manifestement, est en exercice de tir sur une cible en feu, ce que nous prenions pour un incendie. Ils allument feux et projecteurs pour nous. Pas question de lâcher la barre et de les appeler en VHF, je poursuis la route et traverse la flotte toute éclairée, porté par le sentiment que la Royale nous salue d’une haie d’honneur sur cette mer démontée. L’armada est maintenant derrière nous et a éteint ses feux, nous poursuivons vaillament dans la nuit noire sur la mer toujours bien grosse. Je n’ai rein mangé depuis 20 heures, mais pas le moindre signe de fatigue, pas d’autre choix que tenir sans faire d’erreur et de poursuivre. Je mange quelques galettes et bois un peu d’eau sans ressentir plus de besoin.
Au lever du jour, le temps s’est un peu calmé, les phares de la côte sont maintenant éteints, nous poursuivons sans savoir précisément où nous sommes. Vers 9 heures du matin, nous passons les iles de Lérins, nous voilà devant Cannes à 40 miles de notre atterrissage initialement prévu. Je n’ai pas quitté le cockpit ni dormi une seconde, tout va très bien.
La mer est maintenant calme, vent faible, le soleil commence à chauffer, j’invite tout le monde à sortir et se relaxer, nous affalons la voile et mettons le cap sur le port de Golfe Juan. Une demi-heure plus tard, la renverse d’Est, la seule annoncée, nous tombe dessus avec quelques gouttes de pluie, on se traine au moteur face à la nouvelle houle trop courte, on renvoie voile et foc pour mieux avancer vers notre point d’arrivée.
La joie d’être arrivés sans dommage illumine notre amarrage au port. Après ce jeûne forcé de trente heures, nous restons incapables d’avaler la moindre nouriture avant un long moment.
Mon équipage n’est pas prêt d’oublier ce retour pendant lequel chacun d’eux, à un moment ou un autre, s’est dit que nous pouvions y rester, mais sans jamais manifester de panique ou se plaindre, un immense merci à tous les cinq pour ce soutien moral silencieux. Un lien sûrement très fort s’est créé entre cousins et cousines à travers cette aventure.
Ils m’ont offert la Grande Traversée d’Astérix dédicacée.
Deux jours après, mon entretien d’embauche se déroule à Marseille, les yeux encore rougis par le jet continu d’eau salée que ma capuche de ciré n’avait pu arrêter. Je n’ai finalement pas été pris.
Si je m’étais douté une seconde que la météo pouvait se tromper à ce point, je serai rentré au plus vite dans le golfe d’Ajaccio.
Qu’il est bon d’avoir un bateau fiable dans ce genre de circonstances : le 4800 était plus léger que le précédent voilier de mon frère, un Dufour 35, avec qui j’avais déja pas mal navigué, mais il s’en est parfaitement bien sorti, sans la moindre casse hormis la petite déchirure de la GV.
Il s’appelait « Passage » !